Didier Fassin, né le 30 août 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines », ainsi que James D. Wolfensohn Professor of Social Science à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Il est également directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Initialement formé en médecine interne et en santé publique, il obtient un doctorat en médecine (Université Paris 6, 1982), un master en santé publique (Université Paris 11, 1986) et un doctorat en sciences sociales à l’EHESS (1988). Il a exercé comme médecin et mené des recherches en anthropologie médicale, s’intéressant notamment à la santé publique, aux inégalités sociales de santé, au saturnisme infantile, à la mortalité maternelle, au handicap, et à l’épidémie de sida en Afrique australe.
Ses travaux portent sur les enjeux sociaux, politiques et moraux dans les sociétés contemporaines : production et construction des problèmes de santé, inégalités sociales, discriminations, politiques d’immigration, frontières, racialisation, justice, police, prison, et anthropologie morale. Il a mené des enquêtes de terrain en France, au Sénégal, en Équateur et en Afrique du Sud.
Didier Fassin a été administrateur puis vice-président de Médecins sans frontières (1999-2003) et président du Comité médical pour les exilés (Comede) depuis 2006. Il a reçu plusieurs distinctions, dont l’élection à l’Académie de l’Europe (2021) et à l’American Philosophical Society (2022).
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Échos littéraires : Didier Fassin bonjour, merci d’avoir accepté notre invitation.Énormément de personnes saluent déjà votre livre, comme celui qui remet les pendules à heure concernant le massacre commis à Gaza avec la complicité de l’Occident qui fournit la couverture médiatique, diplomatique, financière et militaire à un génocide présumé par la Cour Internationale de Justice. Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Didier Fassin: Comme beaucoup, j’ai été profondément bouleversé par la destruction de Gaza, de ses habitations, de ses infrastructures, de ses champs, de ses hôpitaux, de ses écoles, de ses universités, de ses musées, de ses édifices religieux, en somme de tout ce qui rend la vie possible et la culture vivante, et bien sûr, par l’élimination de dizaines de milliers de civils, enfants, femmes, hommes. Mais j’ai également été indigné par le soutien sans réserve des gouvernements de la plupart des pays occidentaux et d’une partie de leurs élites intellectuelles et par l’interdiction de formuler des critiques à l’encontre de la brutalité des représailles israéliennes sous peine de stigmatisation et de sanctions. Même demander un cessez-le-feu était devenu condamnable. Mais plutôt que de dénoncer les massacres, le consentement à leur continuation et la censure des voix dissidentes, j’ai préféré procéder à une sorte d’inventaire. J’ai ainsi constitué une archive des six mois qui ont suivi le 7 octobre pour qu’on puisse conserver une trace de ce qui s’était passé. Cela me semblait d’autant plus urgent que je voyais l’histoire en train d’être réécrite, les déclarations les plus terribles être effacées, les actes les plus effrayants être occultés. Mon livre n’est donc pas une dénonciation. Il vise à laisser une mémoire de ce que je crois être l’abdication morale la plus grave du monde occidental depuis la Seconde guerre mondiale.
Échos littéraires : Votre livre est très intéressant et nous pousse à nous poser beaucoup de questions. Vous dites que la question palestinienne sonnerait presque la fin du respect des normes et droits internationaux ? Ce qui se passe au Liban, dépasse tout entendement aussi. Comment en est-on arrivé là, à votre avis ?
Didier Fassin: Les Palestiniens, après s’être fait imposer le projet colonial de la Grande-Bretagne de créer un foyer juif en 1917 puis l’État d’Israël sous l’égide des Nations unies en 1948, ont vu leurs territoires à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est être occupés après la guerre des Six Jours en 1967. Depuis lors, les résolutions des Nations unies demandant aux Israéliens de rendre aux Palestiniens la souveraineté et la liberté sur leurs territoires sont restées lettre morte, et même, la colonisation s’est poursuivie à un rythme rapide, souvent illégalement au regard de la loi de l’État hébreu. Mais avec la guerre à Gaza commencée le 8 octobre dernier, la violation du droit international a pris une autre dimension, avec la commission de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et même d’un génocide, jugé « plausible » par la Cour internationale de justice. Or, les gouvernements occidentaux ont continué à apporter leur soutien à la fois diplomatique et, pour certains, militaire, sans jamais exiger le respect du droit international. Une partie de l’explication tient aux liens économiques des pays occidentaux avec Israël et à leur vision géopolitique et idéologique de cet État comme étant leur bastion dans un Moyen-Orient qu’il contribue à diviser et déstabiliser. En ce sens, on ne saurait sous-estimer la dimension impériale du soutien presque inconditionnel à un pouvoir qui a pourtant renoncé à la plupart des principes régissant les démocraties en instituant le suprémacisme religieux, en promouvant la discrimination raciale et en ignorant le droit international.
Échos littéraires :Nous assistons aujourd’hui à l’abdication d’une grande partie du monde face à la dévastation des bâtiments, des hôpitaux, des écoles de Gaza ; au fond, de tout ce qui fait la vie et l’identité d’un peuple. Pourquoi la Palestine est mise ainsi sur le banc des peuples indésirables – est ce que les grandes puissances chercheraient à lui faire payer, les anciennes dettes; des mouvements palestiniens de libération ?
Didier Fassin: On pourrait d’abord s’étonner, comme le fait un grand juriste israélien, que les Européens, qui ont persécuté les Juifs pendant un millier d’années, fasse aujourd’hui payer leur dette à leur égard aux Palestiniens, en les laissant être progressivement dépossédés de tous leurs biens et être désormais menacés de mort. Mais on doit ensuite se demander pour quelle raison les Occidentaux, ou tout au moins leurs gouvernements et une part significative de leurs citoyens, n’ont pas manifesté de compassion à l’égard des Palestiniens écrasés sous les bombes, affamés par le blocus et traumatisés par les violences, alors qu’ils en avaient légitimement fait preuve à l’égard des Israéliens après les attaques meurtrières du 7 octobre. Pour comprendre cette indifférence et ce consentement à l’écrasement des habitants de Gaza, puisque même un cessez-le-feu a longtemps été écarté, il faut les resituer dans une triple logique d’ostracisme qui a connu un fort développement au cours des dernières décennies : racisme anti-arabe ; racisme anti musulman ; assimilation au terrorisme. Ainsi, à la dimension impériale que j’évoquais pour expliquer l’attitude des pays occidentaux, il faut ajouter une dimension raciale.
Échos littéraires :Les écrans de toutes les télés du monde diffusent quasi quotidiennement des Images atroces de la souffrance des Palestiniens. Personne n’ignore donc que des dizaines de milliers de civils palestiniens ont été tués par l’armée israélienne. Mais il y a très peu de voix qui s’élèvent pour dénoncer cela et faire arrêter ce bain de sang. Pourquoi ce silence (complice) ?
Didier Fassin: En réalité, pendant plusieurs mois, on a peu vu et surtout peu entendu la souffrance des Palestiniens, mais bien sûr on savait la dévastation du territoire avec des bombes d’une tonne lâchées sur des quartiers où l’armée israélienne avait demandé aux civils de se réfugier, on savait que l’armée empêchait les camions d’aide humanitaire de pénétrer dans l’enclave et que les soldats tiraient sur les personnes affamées se rendant aux points de ravitaillement, on savait même parfois que des prisonniers étaient morts des sévices infligés dans les camps de torture et que les militaires israéliens utilisaient des hommes palestiniens comme boucliers humains. Mais aucune de ces révélations n’a fait renoncer le gouvernement états-unien à envoyer un armement destiné à poursuivre les crimes commis contre la population de Gaza et n’a conduit les gouvernements occidentaux à imposer des sanctions à Israël comme contre la Russie. Et l’on a même fait taire celles et ceux qui voulaient que s’arrête le carnage et que le droit international soit respecté.
Échos littéraires :Didier Fassin, vous soulignez aussi que les grands médias ne font pas entendre ou rarement la voix des Gazaouis ! La réalité de leur souffrance devient une donnée abstraite, pourquoi ce deux poids deux mesures, alors que nous voyons très souvent des porte-parole de l’armée israélienne qui viennent sur les plateaux télé pour évoquer leurs forfaits ?
Didier Fassin:En effet, les principaux médias audiovisuels, privés ou nationaux, ont rarement fait entendre la voix des habitants de Gaza. Ils avaient tous leurs reporters à Jérusalem et Tel Aviv. Pour se justifier, ils invoquaient la difficulté d’accès au terrain, qui était réelle, mais précisément liée à la volonté du gouvernement israélien de ne rien laisser voir des exactions commises par les militaires et des massacres de civils en cours. Pourtant, des médias indépendants, en Israël, dans le monde arabe et dans les pays occidentaux ont réussi à obtenir des images et des récits. On ne peut cependant oublier les pressions des rédactions sur les journalistes de ces radios et télés, à un moindre degré, de la presse écrite, pour contrôler leurs reportages. Un choix a donc été fait de montrer la souffrance des parents d’otages et des personnes déplacées en Israël et d’ignorer celle des nourrissons dénutris, des enfants mutilés, des femmes ne pouvant allaiter faute de pouvoir s’alimenter, des hommes ayant vu toute leur famille mourir dans un bombardement à Gaza. Dès lors, le public international a été exposé par les médias à une humanisation des Israéliens, ce qui était légitime, mais non des Palestiniens, ce qui avait de graves conséquences. En effet, ils étaient représentés à travers des statistiques de mortalité, au demeurant contestées, dont la froideur ne facilitait pas la sympathie, et un amalgame avec le terrorisme, qui niait l’absence d’implication dans les violences de la grande majorité d’entre eux.
Échos littéraires :Petite note positive, vous dites tout de même que fort heureusement, l’Occident n’est pas homogène. D’autres voix sont là, mais elles sont simplement étouffées. Une démocratie ne peut pas survivre si elle ne défend pas le principe de l’égalité devant la vie et devant la mort. Êtes-vous, tout de même optimiste pour la suite des choses ?
Didier Fassin: Une enquête auprès d’un millier d’enseignants et de chercheurs spécialistes du Moyen-Orient dans plusieurs pays a révélé que plus de huit sur dix s’étaient auto-censurés par peur des sanctions. Il y a en effet eu l’instauration d’une police de la pensée par les autorités tant politiques qu’académiques. Il y avait ce qu’on devait dire et ce qu’on ne pouvait pas dire. Parallèlement, des manifestations, des conférences, des événements artistiques ont été interdits, voire réprimés, lorsqu’ils avaient pour objectif de défendre les droits des Palestiniens à la vie et à une vie digne dans le respect du droit international. C’est dire que nombre de démocraties occidentales ont renié leurs valeurs et leurs principes. Mais parmi les experts et les journalistes, et dans la population générale, beaucoup se sont sentis très mal à l’aise face à la démission morale de leurs gouvernements, sans pour autant pouvoir l’exprimer. J’en ai eu de nombreux témoignages. Quant à mon sentiment pour la suite, je reprendrai à mon compte la célèbre phrase d’Antonio Gramsci invitant à « allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté ». Il importe de ne pas laisser la logique de mort être imposée par le pouvoir. Il y a un devoir de vérité qui est un appel à une logique de vie. C’est le sens du travail que je conduis.
Échos littéraires: Didier Fassin, merci !
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