Karim Akouche est un poète, romancier, dramaturge et chroniqueur québécois d’origine kabyle, né le 21 novembre 1978 à Bou Mahni, dans la wilaya de Tizi-Ouzou en Kabylie, Algérie. Installé au Québec depuis 2008, il vit aujourd’hui entre Montréal et Paris. Il a collaboré à de nombreux médias, dont le Huffington Post, Marianne, La Croix, Jeune Afrique, Le Devoir, et a participé à des documentaires et émissions sur la mémoire et l’identité algérienne.
Son œuvre, marquée par l’exil, la guerre, la mémoire et la quête d’identité, lui a valu une reconnaissance internationale. La parution de son roman La Religion de ma mère (2017) a entraîné l’interdiction de ses conférences en Algérie et l’a contraint à quitter le pays. Il est également connu pour ses prises de position sur la liberté d’expression et l’universalité de la littérature.
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La musique déréglée du monde, c’est l’histoire bien originale du petit Sol, un bien brave jeune héros, né dans la faille de l’Histoire. Ses parents ont été assassinés dès sa naissance, avant d’être sauvés par un vieux révolutionnaire avec qui il vit dans le maquis. Pour ce faire, Karim a littéralement inventé un langage pour nous parler d’un territoire meurtri, où l’amour et la guerre se côtoient et s’affrontent perpétuellement.
Pour celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu, sachez surtout que pour l’aider à supporter les horreurs de la guerre, le révolutionnaire en question, devenue ainsi, par la force des chose, le grand-père adoptif de Sol, l’initie à l’écriture de la poésie et promet de l’emmener un jour dans le pays imaginaire de l’ours blanc et du kangourou.
Mais voilà, quand son bienveillant protecteur est emprisonné, Sol se réfugie dans une ferme où il crée une troupe, Les Artistes Affamés, pour faire un pied de nez à la guerre et au chaos.
Avec une écriture fraîche, à la fois, lyrique et vivante, l’auteur aborde de manière poétique la question de la guerre et de la résilience. Et puisque la vérité sort souvent de la bouche des enfants, quoi de mieux que de parler de ce monde, à travers les yeux d’un enfant.
Échos littéraires: Karim bonjour, merci de nous rejoindre dans Échos littéraires ! Sol est le personnage principal du roman, mais tout en filigrane il y a des personnages, a les fois, complexes et saisissants. Tu as d’ailleurs donné une note de musique pour chaque personnage. Pourquoi cette dynamique des notes de musique ?
Karim Akouche: J’ai toujours pensé que l’art d’écrire réside dans la quête d’un équilibre entre le fond et la forme : en d’autres termes, entre les idées, les images, et leur rythme, leur musicalité. Chaque livre, à mon sens, doit posséder son murmure, son bruit, et cela vaut pour tous les genres littéraires, pas seulement pour la poésie ou le roman, mais aussi pour le conte et l’essai. Les grands essayistes manifestent un style distinct qui leur est propre. Actuellement, je suis plongé dans Regards sur le monde actuel de Paul Valéry. Quelle limpidité des idées ! Cela proviendrait en partie de la « petite musique » de l’auteur qui imprègne chaque page, malgré la diversité des courts essais qu’il propose. Une œuvre doit tenter de convaincre non seulement par son contenu, mais aussi par son timbre musical.
Concernant La musique déréglée du monde, bien que le thème me préoccupe depuis longtemps, ce n’est que lorsque j’ai trouvé la première phrase, le tempo, après avoir exploré Boulevard Gouin en long et en large, que j’ai su que j’allais écrire une épopée. D’emblée, je savais que certains personnages porteront les notes de musique en guise de nom. Dans ce roman, le lecteur attentif, aimant fouiller entre les lignes et les virgules, percevrait le bruit de mes pas.
Pour maintenir le souffle du narrateur, j’ai dû inventer un langage et une voix uniques. Une sorte de caméra mobile capturant la poésie désordonnée d’un territoire blessé où évoluent les personnages. Le défi résidait dans le fait de présenter la guerre sous un angle différent de ceux que des milliers d’auteurs ont abordé avant moi. Comment décrire la guerre non pas comme elle est généralement perçue, mais comme un enfant, né dans la faille de l’Histoire, la ressent ? J’ai d’ailleurs opté pour une complicité qui échappe à la dangereuse binarité, puisque mon héros est issu à la fois du colonisé et du colonisateur. La narration transcende les dichotomies habituelles pour offrir une perspective plus nuancée, humaine. En tout cas, c’était mon souhait.
Échos littéraires: Karim, tu as créé un monde imaginaire, et bien sûr, tu nous prends la main pour nous faire voyager. Il n’y a pas vraiment de lieux précis. Tu le soulignes d’ailleurs, ce n’est pas un roman à thèse, car Sol ne peut pas tout régler. Cependant, on voit bien que ce sont des saltimbanques qui vont chanter pour la paix et défier la guerre. Est-ce un message de paix pour introduire la dimension littéraire, qui pourrait nous sauver ?
Karim Akouche: J’ai une affection particulière pour les saltimbanques, les clowns, les troubadours, les rêveurs, les utopistes. Ces êtres dévoués se mettent en scène, offrant corps et cœur au public sans attendre rien en retour. Je crois que l’utopie, parce que nous pouvons la concevoir mentalement, peut aussi être effleurée de nos doigts naïfs. Pour moi, la chimère n’est qu’un rêve obstiné. Toutefois, de par ma formation universitaire, je suis réaliste, et donc nécessairement tragi-comique. Le mal ne disparaîtra jamais sur Terre, et le beau doit résister sans cesse à la laideur pour maintenir le navire Monde loin du naufrage collectif.
Bien que je sois relativement serein dans ma vie, je reste un éternel révolté. Contre la mort, l’absurdité de la finitude, et « la banalité du mal » tapis dans les êtres et les choses. J’aime le bipède pensant, mais je me méfie de lui, car depuis les ténèbres du temps, depuis que Prométhée a volé le feu des dieux, il ne cesse de jouer au démon. L’homme avance, surtout sur le plan technique, mais en lui, l’humain recule, se ratatine. Depuis la Renaissance, il a érigé des temples à la gloire de la Raison, rêvant de pouvoir et de fidèles qui acclameront ses délires. La dictature ne provient pas seulement des fous de Dieu (une partie de mon œuvre traite de ce sujet), mais aussi des soldats de la pensée, imbus de leurs convictions. Qu’est-ce que la religion, sinon la raison pervertie ? Et la Raison, qu’est-ce sinon une religion sans Dieu ? Les idéologies meurtrières sont prônées par des dévots, qu’ils soient religieux ou rationnels, fous ou savants, génies ou géniaux, selon les époques et les degrés de folie. Ceux qui souhaitent la mort de Dieu peuvent tuer les hommes au nom de la Déesse Raison qu’ils vénèrent. Tout refus du doute et tout excès de zèle conduisent à la catastrophe. La violence de l’homme découle en partie de son nombril surdimensionné et de ses yeux de hibou myopes : au lieu de chercher la vérité partout, il la cherche uniquement dans son propre ventre. Voilà un sujet philosophique passionnant, brûlant. Je reviens à Valéry et à son essai cité précédemment. En guise de conclusion, il a placé une phrase qui m’a retourné telle une crêpe berbère : « Prenons garde d’entrer dans l’avenir à reculons. » N’est-il pas déconcertant de constater qu’au moment où l’homme atteint des sommets de technicité, prêt à détrôner Dieu, il se transforme en diable, et ses engins et machins furtifs et intelligents excellent dans le carnage, tuant efficacement, ratissant long et large ?
Mais revenons à mes saltimbanques de La musique déréglée du monde : ils célèbrent la vie avec une candeur sincère, car pour eux, seule la poésie peut contrebalancer la guerre. C’est comme le pianiste du Titanic qui continue de jouer malgré le naufrage, ou Zorba le Grec qui danse au lieu de pleurer sa manufacture réduite en cendres. Ne dit-on pas chez nous axxam yarɣa, maqar anesaḥmu ( la maison a pris feu, autant s’y chauffer ) ?
Échos littéraires: Tu dis souvent que le romancier est un bon tricheur, pour le bien du récit. Tu aimes d’ailleurs paraphraser Aragon, qui parlait de mentir vrai, est-ce pour cela que tu as littéralement créé un « Dictionnaire intime de la résistance ». Une façon de changer jusqu’au lexique de guerre ?
Karim Akouche: Écrire une fiction, c’est créer une trame à partir d’ingrédients réels. Un personnage est une sorte de puzzle constitué de morceaux d’individus rencontrés dans la vie quotidienne, observés au cinéma, à la télévision, sur les planches ou découverts dans les livres. Chaque personnage, en plus de ses traits physiques, possède une structure philosophique et psychologique qui lui est propre. Cette structure influence sa manière unique de percevoir le monde, de nommer les choses et d’interpréter les faits. Mon narrateur, qui n’a jamais fréquenté l’école, élevé par son grand-père adoptif parmi les résistants, est marqué très tôt par la guerre et l’adversité. Cette expérience précoce lui inculque une double nature : celle d’un enfant sans enfance forgé par des adultes sans sagesse. Sol aborde le monde avec un mélange d’ingénuité et de maturité, une perspective qui teinte ses observations et son langage. Ainsi, par exemple, pour parler de son amoureuse Mi, il évoque « la cabane de son petit cœur » ; pour se moquer des ignorants, il les qualifie de ceux qui ont « le jardin de la tête pas cultivé » ; et lorsqu’il touche pour la première fois une Kalachnikov, abasourdi, il la confond avec une drôle de guitare dépourvue de cordes…
Échos littéraires:Tu dis que l’être humain porte en lui aussi bien l’ange que le démon. Mais voilà, la guerre est toujours là, elle sévit toujours, à croire que nous ne savons faire que cela. Dans ce tumulte justement, fait de guerre, de vacarme, dans ce monde déréglé, la guerre s’impose, alors que la paix est aussi présente, sans être utilisée. Pourquoi nous ne voulons pas la saisir à ton avis ?
Karim Akouche: Faire la paix au lieu de la guerre est un idéal que je rêve de voir réalisé, mais il semble difficilement atteignable. Bien que l’être humain évolue matériellement et philosophiquement, son âme reste la même, figée, corruptible, vulnérable à la barbarie. De plus, la paix est un terme générique qui recouvre de nombreuses acceptions, souvent insaisissables, parfois contradictoires. Il y a la paix à l’échelle individuelle et celle à l’échelle collective, la paix du corps et celle de l’esprit. La perception de la paix varie aussi d’un individu à un autre, d’un groupe à un autre. Sur le plan sémantique, celui qui fait la guerre nie l’immoralité de son acte, en proclamant, à qui refuse de l’entendre, son intention généreuse de renverser le dictateur, pour établir la démocratie et la liberté chez un peuple qui lui est pourtant loin, étranger.
La paix ne se décrète pas. C’est un long processus éducatif, une philosophie des esprits humbles, la convergence des cœurs désintéressés. Même en temps de paix, certaines personnes vivent des guerres intérieures, tandis qu’en période de guerre, d’autres, froids ou stoïques, peuvent vivre dans la sérénité, l’opulence et même la luxure.
Ce qui compte, à mon sens, c’est la quête de la paix, non la paix elle-même, car dès qu’on croit la frôler, on la compromet. Le révolutionnaire est admirable lorsqu’il mène sa révolution, mais lorsqu’il accède au pouvoir, il peut devenir lui-même un dictateur.
Échos littéraires:Je sais que tu es plongé dans l’écriture d’un nouveau roman, pourrions-nous en dire un peu pour nos lecteurs ?
Karim Akouche: Comme dans La musique déréglée du monde, le thème de la guerre sera présent. Toutefois, la trame, le style et les personnages seront différents. Si je mène ce projet à terme, ce sera une histoire ponctuée d’intrigues et de rebondissements, racontée par trois voix distinctes. Ce sera donc un roman polyphonique qui se déroulera sur trois continents. Les ruses de l’histoire, chères à Hegel, tenteront de dissiper les malentendus entre des êtres et des peuples, tout en faisant parler de longs silences, avant de faire entendre aux lecteurs la lancinante musique de nos cantiques douloureux.
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